François Rossé, improvisation piano solo au Mucem de Marseille – 16 09 2013.
Depuis plus d’un demi-siècle, de nombreux festivals liés aux musiques traditionnelles s’attachent à nous faire découvrir et redécouvrir les très belles musiques de l’Orient ou d’Afrique. Durant le XXe siècle, l’Occident, perdant son hégémonie, a rééquilibré sa vision du monde et des cultures diverses en reconnaissant l’importance et la grandeur de celles-ci. C’est bien sûr une très bonne chose, mais à présent, quelques décades plus tard, il serait bon d’actualiser cette vision des choses, dans la redécouverte acceptée de notre riche et longue tradition occidentale, une tradition parmi d’autres sur la planète, ni supérieure ni inférieure, mais spécifique dans cette relation entre oralité et écriture. Généralement, on nous attribue le terme de « musicien classique ou contemporain » exclusivement lié à l’écriture, hors de l’espace des musiques reconnues comme traditionnelles, souvent orales et limitées à des terroirs précis. Peu nombreux sont les festivals, les lieux, où notre propre tradition, acceptée aussi dans son oralité, est réellement présente. Et des festivals comme les Détours de Babel (à Grenoble) et le festival de Chaillol (Hautes-Alpes), restent relativement exceptionnels. Accepter notre tradition comme telle, comme on a pu reconnaître les traditions indienne, japonaise ou celle du Burkina Faso, n’est pas encore vraiment d’actualité. Une conséquence sournoise d’une forme de culpabilisation issue du souvenir de l’hégémonie occidentale sur le monde lors des époques précédentes, qui peut être l’une des raisons de cette mise à l’écart. En outre, la transmission, notamment au niveau des institutions chargées de cette mission, n’a pas été accomplie de manière entière depuis l’époque napoléonienne, ne visant qu’une formation fonctionnelle adaptée au développement des orchestres militaires et civils. Cela a eu pour conséquence, dit un peu brutalement, le développement d’une sorte de prolétariat musical, musicalement rudimentaire, excellents instrumentistes mais souvent incapables de naviguer de manière autonome dans l’espace acoustique et idiomatique.
Il semble donc important de clore les souhaits d’amnésie des années 60, et d’ouvrir pleinement les oreilles sur nos antécédents, personne n’ayant inventé son propre art dans sa simple actualité.
On comprendra, d’un regard vers notre histoire, que l’un des atouts de notre tradition occidentale réside dans sa capacité à établir les jonctions vers d’autres cultures. Alors que la réciproque se vérifie bien moins souvent. La réalisation de Baiser de Terre, impliquant 400 musiciens de cultures diverses à l’île de la Réunion dans les années 1989-90 et mes rencontres plus récentes avec de superbes musiciens de diverses traditions, m’imposent de dépasser mon propre ancrage culturel afin d’établir d’efficaces relations musicales avec les propositions de mes partenaires. Assimiler que notre histoire trace son chemin de la monodie au timbre et à tout l’espace acoustique est un puits de ressources infini
Il m’apparaîtrait positif et évident de rétablir aujourd’hui les choses à leur place. Il est toujours très jouissif de partager un moment musical avec de fabuleux musiciens dans leur propre tradition, mais il convient de ne pas sous-estimer notre propre savoir-être occident. Et quand on a les moyens, spontanément et efficacement, d’accompagner un chant que l’on ne connaît guère d’avance, c’est là une action artistique qui n’a rien a envier à une virtuosité strictement instrumentale, même si cela est moins perçu par le public, qui trouve cela simplement normal.
Un bouquet composé des diverses traditions cohabitant le plus pacifiquement possible sur la planète en terme de reconnaissance des identités actives, des mémoires en marche, comme le dirait volontiers Bernard Lubat, voilà ma perception du futur musical.
Il n’est pas moins pertinent d’improviser, par exemple, dans le langage de Schumann (ce que devait faire Schumann lui-même entre deux écritures) que d’assurer le déroulement d’un blues quand on est né près du Rhin, car il n’est pas alors impératif d’être lié depuis l’enfance aux sons de La Nouvelle Orléans… Ce sont là des mises au point à effectuer. Il y a soixante-dix ans, le jazz nous hissait au-delà de la seule relation à la partition et touchait un espace physique, rythmique, corporel et social plus large que les musiques savantes occidentales, incrustées dans des spéculations passionnantes, certes, mais sérieusement cloîtrées, notamment d’un point de vue conceptuel et social. Aujourd’hui, les donnes ont évolué, et il convient de rééquilibrer les reconnaissances des diverses cultures de la planète sans oublier la nôtre, à présent, comme ce bouquet de traditions déjà évoqué.
Bien entendu, si toutes les traditions donnent une importance immense à la mémoire, assimilation du passif, la difficulté pour l’Occident se situe dans l’évolution relativement rapide du langage musical, si l’on prend comme espace l’évolution des monodies de la fin du Ier millénaire jusqu’à l’espace spectral de la fin du IIe. Cette histoire mouvante de notre langage est semblable au développement d’un être vivant et, par certains aspects, s’inscrit dans une sorte de logique biologique de mouvement permanent, stabilité provisoire, déstabilisation dynamique… Le phénomène en est à la fois quelque peu clarifié et passionnant à déceler dans ce rapport aux différentes situations locales de cette humanité qui le génèrent. Cette évolution, tissant le fil de la monodie vers l’espace acoustique, mérite d’être revisitée de manière globale, sans la crispation sur la modernité absolue projetant l’amnésie sur la mémoire. Cette « modernité » contemporaine provoque une sorte d’isolement dans l’histoire en se coupant des racines qui nous ont pourtant construits. A l’époque du John Cage des années 1960, cette amnésie pouvait avoir un sens face à une société à la structure mentale trop rigide, ce qui expliquait partiellement les mouvements de mai 68 et les ressourcements ailleurs. Mais aujourd’hui, les questions ne sont plus les mêmes, reflétant plutôt une nécessité de structuration dans un monde assez déliquescent dans ses valeurs, et l’un des appuis est précisément la mémoire, cette mémoire qui a construit notre humanité, dont nous ne sommes qu’un maillon. Un peu de modestie, plutôt que l’orgueil, permettrait aux locataires provisoires de la planète Terre d’avancer plus promptement, me semble-t-il, et si nous sommes les branches d’un arbre généalogique, difficile d’évacuer le tronc… Les identités sont mouvements et non clichés, et nous n’avons pas été les inventeurs de nous-mêmes…
François Rossé
Sélection vidéo :
– ORIENTS – Musée des Beaux Arts de Bordeaux 26 mai 2014
http://youtu.be/oaRCDp8VTiE
– Carlo Rizzo, François Rossé au Festival de Chaillol, Château de Tallard 8 août 2012
http://youtu.be/zODC4YwETTA
– « Improvisation Schumann » François Rossé – Studio Elkar, San Sebastian 2010
http://youtu.be/Ijmgan3nvtQ
– OÎNOS extraits : « le vin de l’assassin, le vin eucharistique, fandango »
http://youtu.be/_TqBNuMHhW8
– OÎNOS fin : « le vin du solitaire, le spectre du vin, le vin des amants, l’ivresse subtile »
http://youtu.be/Z1DqqpANz4M
– Duo Joëlle Léandre François Rossé – Nov’art Bordeaux 19 décembre 2013
http://youtu.be/NBcTdK8vhDY
– « Aspaldian » – Grotte d’Isturitze le 12 mai 2013
http://youtu.be/q9IPpYczyTc
– Beñat Axiari, voix, François Rossé, piano – Festival Uzeste 1996
http://youtu.be/XwJzL4qMysE
– « Fuku Yama » Marie-B Charrier, saxophone, Hilomi Sakagushi, piano – Rocher de Palmer à Cenon – 16 octobre 2014
http://youtu.be/QD8fh53hzZM
– « Rencontre à Gotanda Tokyo » 12 avril 2013
http://youtu.be/2RyZMUSB8us
– « Soirée Tango » ino Negro, bandonéon, François Rossé, piano – Centre culturel René Char de Digne-les-Bains 25 octobre 2014
http://youtu.be/wt_LCWa0it4
– Duo György Kurtag, François Rossé (improvisation)
http://youtu.be/SRotETSPvbg
– Extraits de « Sienge un saawe » Gaston Jung et François Rossé avec Géraldine Keller, Denis Forget et Jean-Daniel Hégé – Cabaret poétique alsacien au Cheval Blanc Schiltigheim 2002
http://youtu.be/-hIPnx3VAJM