Cette interview inédite de Tony Conrad a eu lieu en avril 2012, lors de sa venue à Marseille.
TONY CONRAD,
L’ordre harmonique
Comment appréhender Tony Conrad, légende de la musique minimaliste et de la vidéo ? D’une part, son impact musical l’a rendu incontournable, lui qui a côtoyé le Velvet Underground, participé au Theater of Eternal Music/Dream Syndicate (aux côtés de La Monte Young et John Cale), à l’album culte de Faust Outside the Dream Syndicate et réalisé de nombreux travaux vidéos dans les années 70… D’autre part, même s’il passe de temps à autre en Europe pour des concerts et continue de se produire au Japon ou aux États-Unis, Tony Conrad n’a pas de réelle actualité discographique, hormis quelques pressages récents de concerts en collaboration, en 2012 avec Hangedup (aux côtés de Gen Heistek et l’ex-Silver Mount Zion Eric Craven) chez Constellation, ou encore avec Genesis P-Orridge (Throbbing Gristle, Psychic TV). Néanmoins, il reste un témoin-clé des mutations musicales de ces trente dernières années et est encore bien connecté à son temps. Se baladant avec son Caméscope, commentant et filmant tout ce qu’il voit, nous amenant à dériver d’une idée à l’autre vers ses questionnements sociétaux et intérêts pour la philosophie marxiste. Tout peut donc arriver.
Ce que vous filmez, vous en servez-vous en général plus tard ? À quoi cela sert-il ?
« Ce que je suis en train de filmer par exemple, il me faudrait votre autorisation pour utiliser ces images. Vous apparaissez dedans, de fait… ».
En général, que faites-vous de ce que vous filmez ? Vous le regardez plus tard ?
Non, surtout pas !
À quoi cela vous sert-il, alors ?
Bonne question… En fait, je suis là pour un jour ou deux et j’aime l’idée de pouvoir regarder ce que je filme plus tard, même si cela n’arrivera pas ; j’ai peur de ne pas me souvenir de nos échanges, de la manière dont les plantes bougent quand il y a du vent… Je pourrai décider plus tard de ce que j’en fais, tandis que si je ne le faisais pas, je ne pourrais pas décider.
Vous continuez de jouer de temps à autre, notamment en Europe avec le Supersonic Festival de Birmingham en septembre 2011 et à Paris et Marseille en mars 2012 pour Sonic Protest. Cette poursuite, est-ce quelque chose que vous imposez à votre corps, ou ressentez-vous toujours ce besoin de jouer ?
La réponse est toute simple : je dois prendre ma retraite ! Je pense que je devrais arrêter de jouer.

Tony Conrad au Temple Grignan, Marseille
(10/04/12, Sonic Protest)
© Pierre Gondard
Pourquoi ?
Excusez-moi, je dois arrêter mon enregistrement (il arrête finalement son Caméscope). Je pense que je devrais arrêter de faire ce genre de performances parce que, avec l’âge, je ressens de plus en plus de tensions musculaires, comme si j’étais enfermé dans ce corps. Par ailleurs, si je fais tout le temps la même chose, encore et encore, je m’en lasse à la fin. Même si j’adore le faire, ça prend beaucoup de temps de préparation, et si je veux juste jouer, je peux le faire chez moi… Les voyages et tout le reste, c’est une source de soucis. Et puis, il y a d’autres choses à faire dans la vie, je voudrais avoir plus de temps pour lire par exemple. J’enseigne également au département d’étude des médias à l’université de Buffalo à New York et au final, ça fait beaucoup de travail entre préparer les cours, embaucher de nouveaux profs…
Cela vous laisse quand même du temps pour travailler sur vos vidéos ?
C’est un peu le problème. Je travaille dessus en ce moment, mais je ne fais que des petites sessions. Ça fait quelques années que j’essaie de finir des projets que j’avais commencés il y a longtemps. C’est intéressant de poser un regard rétrospectif sur les films que j’avais laissés en plan et essayer de comprendre ce qu’il restait à faire dessus. Par exemple, il y a trente ans, j’ai travaillé sur un film sur l’autorité et le pouvoir des gardiens de prison. J’avais appelé tous les gens que je connaissais, les avais habillés de manière semblable et leur avais demandé d’improviser, pour voir ce qui se passerait dans ce décor reconstitué dans mon studio. C’était en noir et blanc sur pellicule, et je voulais reprendre ce travail en couleur, mais je n’avais pas assez d’argent. Maintenant je vais pouvoir le faire grâce à la vidéo, donc je commence à réorganiser tout ce travail commencé en 1982 et je recontacte les mêmes personnes, plus vieilles de trente ans.
On en revient à cette prison du corps du début de l’interview…
Oui, une des idées développées dans ce film, c’était que le langage ne change jamais… Mais il y a quelque chose qui m’a profondément affecté, c’est le suicide de Mike Kelley (artiste ayant été proche de Sonic Youth, notamment) en janvier 2012, qui était présent dans le film. J’ai dû acheter le lieu du tournage parce que le propriétaire voulait le revendre… Il y a d’autres vieilles images que je dois réorganiser pour en faire des films, mais entre-temps l’idée, le concept de « film » a changé et je ne sais plus si ce que je fais peut être appelé ainsi. Même un film « grand public », les gens vont en regarder des extraits ou des scènes isolées sur YouTube, se les envoyer par téléphone, etc. La continuité narrative tend à disparaître car peu de personnes continuent à aller en salle. Ils téléchargent toujours les mêmes films, et regardent certaines scènes seulement. Les intellectuels vont voir des vidéos dans des musées, et ce ne sont plus des films mais des installations.
D’accord, mais c’est ainsi depuis les années 70…
Certes, mais c’est de plus en plus le cas. En 1999, mon université se demandait ce qu’on allait faire en l’an 2000. Parce qu’il y avait cette histoire de bug et tout le reste … mais la vraie question était plutôt de savoir ce qui allait se passer en 2010, quand nos étudiants seraient en âge de travailler dans le milieu artistique. J’avais prédit qu’il n’y aurait plus d’ordinateurs, de télévisions ou de films… et aujourd’hui les gens ne pensent plus l’informatique de la même manière, avec les téléphones et les tablettes. Les gens n’ont plus de logiciels mais des applications. Les choses évoluent tellement vite…
Face à ces évolutions, des concepts semblent émerger mais qui sont juste recyclés, comme le fameux « Do it yourself » ou la notion d’art total dont tout le monde parle en la présentant comme une nouveauté alors qu’ils existaient déjà dans les années 60 et qu’on a ressortis en 70, 80, 90…
Il y a trop de choses à dire là-dessus. Mais je ne pense pas qu’il y ait une limite précise entre ce qui est artistique et ce qui ne l’est pas. Au Japon, par exemple, il n’y a pas de frontière entre les deux, l’art y est très fonctionnel.
La frontière est d’autant plus mise à l’épreuve qu’elle est souvent assujettie à la création de jeunes artistes, que ce soit à travers l’esthétique relationnelle ou les nouveaux concepts qui malmènent ces distinctions. Les musées veulent de plus en plus d’« images en mouvement » et les petits centres d’art ont du mal à louer des films sur pellicule, des projecteurs, et donc les médias alternatifs comme la vidéo ont notamment fait émerger le « Do It Yourself ».
Le rapport à l’artisanat refait surface, comme la réalisation d’un geste mécanique, jusqu’à la réalisation industrielle d’un geste reproduit à l’infini. C’est ça le « Do It Yourself », le fait-maison, ce n’est pas le seul sens, mais c’en est un important.
Parlons de musique. J’ai envie de connaître votre avis sur le développement de la scène « drone » à laquelle vous avez participé en tant que pionnier dès les années 70…
Il y a quelque chose qui est présent depuis le début dans la démarche minimaliste de produire des sons continus ou drones – si vous voulez les appeler ainsi –, c’est cette idée du son porté. Je les produisais avec l’idée d’énergie et de force, même si ce n’était pas forcément un son plaisant. C’était électrique et intense, et plus tard cela a été développé dans le heavy metal ou certains aspects de la pop… C’est une énergie sombre, peut-être pas forcément la même que chez Sunn O))) par exemple, mais il y a une parenté, une similarité. D’autres énergies peuvent aussi provenir de drones ou sons continus. Depuis toujours je travaille sur des intervalles musicaux particuliers, utilisant des harmoniques plus délicates à contrôler et éloignées du cycle harmonique naturel. Si j’utilise les 7e ou 11e harmoniques, j’utilise des relations différentes de celles établies dans la musique de tous les jours. Les échelles majeures ou mineures sont différentes certes, les gens vont penser que les modes mineurs sont plus tristes, les modes majeurs plus joyeux, mais c’est faux. Je me suis demandé s’il était possible d’établir de nouvelles émotions ou qualités musicales si j’utilisais d’autres intervalles ou modes. Cette recherche de nouveaux matériaux émotionnels m’a encouragé à avancer à travers différents espaces musicaux, dans une approche au moins chorégraphique, au mieux architecturale pendant que je joue. C’est intéressant de jouer avec cet espace. Par exemple, je peux me demander comment je vais me sortir d’une énergie produite extrêmement sombre pour aller dans un autre « espace » plus léger, voire dansant. Qu’est-ce qui se passe si je me mets à sautiller légèrement, alors qu’à côté de cela je vais produire un son crissant à partir des 12e et 13e harmoniques ? Je me retrouve donc à envisager ces questions en n’ayant pas à considérer l’aspect mélodique comme tel. Il y a quelque chose ici comme une mélodie, mais c’est plutôt d’un point de vue spatial que j’appréhende cela.
Votre approche de la musique a-t-elle évolué depuis ces années ?
J’ai subi l’influence de nombreux changements musicaux, mais tous ne se ressentent pas dans ma musique. J’ai été redécouvert dans les années 90 grâce au regain d’intérêt des musiques minimalistes par des artistes comme Jim O’Rourke, David Crubbs ou Jeff Hunt (cofondateur du label Table of Elements). Ils m’ont encouragé à rejouer et refaire des concerts. J’étais intéressé par la continuité, proposer quelque chose poursuivant ce que je réalisais à l’époque, plutôt que d’être dans la nostalgie et reproduire à l’identique mon travail des années 70. Dans tous les cas, il y avait une mémoire musculaire de ce que je faisais déjà, c’était un souvenir culturel ancré dans mon corps. L’héritage de ces souvenirs avait touché d’autres gens comme Glenn Branca, Sonic Youth ou Rhys Chatham.
Le caractère fétiche lié à cette musique a ensuite changé, mais de toute manière je n’étais plus vraiment intéressé par cela. J’étais donc content de travailler avec d’autres gens et d’autres sons. En particulier le fait d’utiliser plus de « bruits » et d’autres hauteurs de sons. Parce que dès le début, il était question de sortir de la rationalité des sons harmoniques. Une des choses que j’ai explorées était l’idée d’une écoute musicale qui accepterait et apprécierait la notion de répétition dans tous les sens du terme, la routine du travail, toute forme de « torture » liée à la pratique musicale, qui soit ainsi mise sur le même plan que l’exécution traditionnelle du concert. J’étais un très mauvais élève-musicien, je me demandais, par le contact avec la musique de John Cage et sa relativité musicale, si c’était réellement important d’être « bon » ou d’être « mauvais ». J’ai fini par accepter mes « mauvaises » performances. Je me suis ensuite rendu compte que tous les sons que j’avais trouvés à l’origine horribles en tant qu’enfant commençaient à sonner comme très bons à mes oreilles. Par exemple, j’ai décidé de jouer parfois sur une corde que je tends à la main pour ensuite découvrir que je pouvais attacher d’autres types de cordes sur le violon. J’ai donc essayé différents types de cordes, une corde en or, un collier en fausses perles, une corde de harpe… En ce moment, j’utilise une corde en Kevlar, un matériau qu’on utilise aussi pour les gilets pare-balles. Même si ce n’est pas très inventif ni innovant, ce sont des choses que j’aime explorer.
Avez-vous décidé d’une direction précise pour vos projets artistiques futurs ?
Ce que j’espère, c’est finir mon livre. Il traite du rapprochement entre la théorie musicale et les systèmes de pouvoir. Je pense que les langages musicaux sont semblables à des idéologies politiques dans une mesure sous-évaluée. Le simple concept de hiérarchie numérique que l’on retrouve dans les intervalles qui régissent les gammes et modes renvoie directement à l’abstraction mathématique. Il doit y avoir une part de vérité dans cet agencement numérique, je ne sais pas comment ce serait possible autrement. Et la deuxième étape de la réflexion est qu’il y a un ordre idéal lié à cela. Mais cet ordre, que régule-t-il ? Le monde entier, juste la respiration personnelle ou la respiration musicale ?
Cet ordre mathématique régule aussi le mouvement des astres, mais la différence c’est que l’astronomie est hors de portée et abstraite d’un point de vue géométrique et arithmétique. Il y a une régulation entre différents types de personnes, celles qui ont accès aux savoirs et les autres, ça renforce la nature de l’individualisme des classes supérieures et ça annihile les classes inférieures. Cette évidence réside dans le fait que ces idées sont véhiculées depuis deux mille ans. Aujourd’hui, c’est peut-être un peu moins vrai en terme de connaissances, les gens « normaux » peuvent accéder à la littérature scientifique contrairement à ce qui se passait à l’ère pré-industrielle par exemple.
On n’est pas loin des philosophies de Jacques Rancière, Antonio Negri et Michael Hardt… Vous sentez-vous proche de ces modes de pensée ?
Un livre fut pas mal « à la mode » aux États-Unis il y a cinq à dix ans, c’est Le Maître ignorant de Rancière. D’ailleurs, Hardt et Negri ont écrit Empire à la même période. Cela entre dans toute cette réflexion philosophique liée à la tradition marxiste. Ça m’intéressait, comme les travaux de Chantal Mouffe et du penseur argentin Ernesto Laclau. J’ai d’ailleurs suivi des cours avec Laclau sur l’écrivain italien Antonio Gramsci et c’était très technique, ça se basait sur des correspondances des années 20 et sur le concept de l’hégémonie. Finalement, j’ai pensé que c’était de la littérature trop spécialisée et détaillée. Je n’ai pas eu vraiment le temps de m’y plonger, c’était trop long à lire et j’ai fini par abandonner l’idée de lire des ouvrages de ce genre. Mais je trouve que c’est malgré tout excitant de voir que ces idées continuent d’évoluer et de susciter de nouvelles réflexions. En ce qui concerne Hardt et Negri, leurs perspectives ont été très importantes dans le sens où elles étaient assez faciles d’accès. Beaucoup des choses qu’ils abordaient avaient du sens. C’est pareil pour Rancière, j’avais l’impression qu’ils me parlaient, que ce qu’ils disaient était à la fois limpide et nécessaire. En ayant aussi lu Giorgio Agamben ou Jean-Luc Nancy, je me suis dit qu’il fallait que j’arrête de lire des livres et que j’en écrive moi-même ! Ces idées fondamentales sur les aspects de la société doivent être abordés, et il faut continuer d’observer les changements rapides qu’elle subit. Je crois qu’il est clair que cela a à voir avec la désillusion liée à l’aspect économique d’aujourd’hui. Ça a poussé les gens à utiliser la culture comme un outil pour comprendre la société. Mais les conditions de consommation culturelle aujourd’hui liées à la technologie, et la manière dont les gens lisent – dans le sens lire/comprendre/commenter/s’approprier/recommander – entrent en ligne de compte. C’est une idée qui est née du travail que j’ai effectué sur la télévision. L’image des gens renvoyée par les médias affecte les mécanismes de transfert des informations au sein d’une communauté. Et s’il existe quelque chose comme la communauté, elle est régie par cette information de l’image, que ce soit une image photographique, une image audio ou une image numérique. Ces groupes qui utilisent des images dans des systèmes de réseaux complexes sont très importants, car cela a littéralement changé la manière dont les gens se pensent. L’art intègre aussi cette manière de se penser en terme d’image.
Quelle est votre position sur les conflits entre le droit d’auteur et l’échange libre de produits culturels et de connaissances sur Internet ?
La notion de musicien en tant que métier, tout comme celle de « concert » datent seulement des XVIIIe et XIXe siècles, c’est donc assez récent. Quand Louis XIV a instauré la musique à Versailles, il en a confié l’organisation à son ami le compositeur Lully, qui a mis sur pied les 24 Violons du roi. Il les a dirigés – autre exemple de pouvoir – de manière à ce qu’ils jouent tous la même chose en même temps. Il y avait donc moins de discipline à cette époque, le compositeur s’occupant juste de donner des instructions théâtrales plutôt que de noter des instructions militaires et totalitaires. Les musiciens dans les temps plus anciens sont plutôt semblables à des musiciens de jazz. Ces différents rapports sociaux liés à des formes musicales sont assimilables aux nouvelles conceptions de la communauté, du rôle de l’artiste dans ce contexte, et le pouvoir même de l’art. La communauté, cela m’évoque l’invitation qui m’avait été faite de jouer en Nouvelle-Zélande. Quand je suis arrivé à Dunedin – un des endroits les plus excentrés du monde –, à la sortie de l’aéroport, un homme m’a reconnu et m’a dit « j’adore votre musique ». Je me suis dit que c’était incroyable que je sois connu aussi loin, où j’avais un « ami » que je n’avais jamais vu mais qui faisait partie de ma « communauté ». Maintenant, je travaille avec lui ! Je participe donc à la formation d’une communauté issue d’une base contrôlée.
Le concept géographique a changé, celui de l’hégémonie est déréglé et je me demande donc ce qu’il va advenir !
Hangedup & Tony Conrad, Transit of Venus (2012) dans le coffret de 3 LP Musique fragile, vol. 2 (Constellation Records).
Nicolas Debade
SONIC PROTEST // AVRIL 2012 // TEMPLE GRIGNAN // Marseille // ▶ TONY CONRAD (Etats Unis)
Organisation : GRIM / GMEM / Techné-RIAM // Réalisation vidéo : Penny Green-Shard