Reinhold Friedl est, en quelque sorte, Zeitkratzer, l’ensemble qu’il a fondé à Berlin dans les années 90. A moins que ce ne soit le contraire, tant l’ensemble semble être ce qui construit son leader, ce qui affirme le positionnement – musical mais également politique, tout du moins dans la politique de la musique – de tout ce que Friedl entreprend par ailleurs, son travail en solo, ses collaborations, son activité comme producteur à la radio (WDR), musicologue ou compositeur. Et Zeitkratzer, au moment où l’ensemble est apparu, mais encore grandement aujourd’hui (et sans doute d’autant plus ici, en France, où les différentes esthétiques musicales ont du mal à se croiser, pis, à s’apercevoir de l’existence l’une de l’autre) a été une bouffée d’air : enfin des musiciens qui considéraient de la même façon, et donc avec la même attention, des musiques venues de traditions différentes mais qui avaient en commun d’être issues d’un même moment : des musiques véritablement contemporaines l’une de l’autre et toutes deux de notre temps. Quel plaisir de voir – entendre – des musiciens (et musiciens irréprochables, très souvent considérés comme virtuoses de leur instruments respectifs : des noms comme Ulrich Krieger, saxophones, Anton Lukoszevieze, violoncelle, Melvyn Poore, tuba, ou Axel Dörner, trompette, viennent à l’esprit) interpréter avec la même fougue et la même application au détail des musiciens comme Merzbow et Luigi Nono, Throbbing Gristle et Xenakis, se référer autant à la musique contemporaine qu’à la noise, au black metal, au free jazz qu’à la musique baroque. A vrai dire, une telle ouverture peut sembler évidente, mais on sait combien elle est rare dans les faits, combien en musique la méconnaissance de l’autre – quand ce n’est pas le mépris affiché – est monnaie courante : or là, chez Zeitkratzer, rien de tout cela, mais un respect des musiques : et pour, par exemple, retranscrire les quatre faces de feedbacks et larsens du Metal Machine Music de Lou Reed pour ensemble instrumental, du respect il en faut, à l’évidence. Il faut également, pour permettre ce changement de vision sur ce qu’est la musique, ou ce qui est pertinent en elle, pouvoir être à un croisement, celui des musiques comme celui des personnes les inventant ; et pour Reinhold Friedl et Zeitkratzer, ce croisement fut autant une académisation de la musique contemporaine, la montée des musiques électroniques autres – la musique industrielle, notamment – qu’une ville, Berlin :
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A créer un ensemble, utilisant des instruments acoustiques issus de la tradition classique et désirant avec cet ensemble interpréter des compositions élaborées en dehors du langage classique de la musique, en dehors de l’écriture, on se doute bien que la question de la passation de l’idée va se poser, puisque la partition traditionnelle est inopérante, et que les techniques instrumentales employées, destinées en quelque sorte à « imiter » des textures électriques ou électroniques (bien qu’il s’agisse de bien plus, ce n’est pas d’imitation qu’il s’agit mais de retrouver l’esprit, le substrat premier de ces musiques), que les techniques employées donc, sont difficiles, sinon impossibles, à noter :
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Un tel travail musical repose – comme dans un groupe de rock ou de jazz – non seulement sur la capacité à jouer ensemble, mais sur quelque chose de plus : une sorte de télépathie de groupe, cette capacité à faire primer le rendu global sur les individus. De plus, les musiques que joue Zeitkratzer étant souvent conçues, composées, en dehors de la pensée de l’instrumentarium, les instruments n’ont pas de fonctions prédéfinies ; il s’agit bien plus du placement des musiciens que de se préoccuper de savoir de quels instruments ils jouent. Dès lors se pose la question du nombre d’instruments et du fonctionnement interne :
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Et puisqu’on en vient à parler de partitions – même si celles-ci ne sont pas toujours conventionnelles –, la question de leur pérennité se pose d’emblée : s’agit-il de jouer une pièce une fois ou deux, et de l’oublier, ou au contraire de retravailler une composition encore et encore, donc en quelque sorte de créer un répertoire de nouvelle musique non académique ? :
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A côté de ces musiques non écrites, venues plutôt des territoires inhabituels pour un ensemble de musique (on n’ose dire « de musique contemporaine »), Zeitkratzer a sorti quelques enregistrements monographiques de compositeurs reconnus comme tels, et parmi les plus grands. Alors, on a eu envie de poser la question « pourquoi ? » – est-ce pour prouver que l’on est un « vrai » ensemble, montrer son éclectisme, ou y a-t-il une raison musicale plus profonde à ce choix ? :
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A travailler sur des compositions de Merzbow et Stockhausen ou Cage et Whitehouse, envisage-t-on le travail de la même façon ? :
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Cette capacité de placement musical dans différents mondes – et chaque fois avec justesse et pertinence – est belle. Mais également, elle est (malheureusement) un peu surprenante, surtout vue d’ici, depuis la France, où les mondes musicaux ont bien du mal à se croiser : il est rare de voir un musicien être présent dans des musiques différentes, de même qu’il est rare de voir des spectateurs faire le passage – souvent lors des concerts, lorsqu’on reconnaît des têtes, on peut être à peu près sûr de ne pas les voir dans des concerts différents ; les familles sont bien définies. Alors, se demande-t-on, qu’en est-il du côté de ces musiciens qui accomplissent si bien le passage stylistique ? Quelle est leur vision ? Et le public de Zeitkratzer suit-il l’ensemble dans ses différentes excursions ou y a-t-il plusieurs publics, qui ne se mélangent pas ?
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En dehors ou à côté du travail avec Zeitkratzer, Reinhold Friedl a également développé un travail « différent » sur son instrument, le piano. Là encore, on peut le considérer comme un passage vers un autre part, une recherche là où l’on va moins souvent : depuis des années, il travaille sur l' »inside piano » – le jeu à l’intérieur du piano –, à tel point qu’il court des plaisanteries selon lesquelles il ne se serait même pas aperçu qu’il y avait un clavier ! Là encore, envie d’en savoir plus sur le chemin choisi :
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Pourtant, lorsque Friedl parle de sa vision orchestrale du piano, on se serait plutôt attendu à l’influence de l’électronique :
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Et pourtant, l’électronique revient dans le piano avec son autre projet pianistique, celui du Neo-Bechstein, l’ancêtre du piano électrique :
(* lorsque, décrivant le Neo-Bechstein, Reinhold parle de « plafond sonore », il faut comprendre « table d’harmonie ». Cela dit, on ne peut que saluer son excellent vocabulaire français)
>> A propos : lire la chronique du disque Golden Quinces, Earthed, sorti en novembre 2014 chez Bocian Records.
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L’électricité du Neo-Bechstein amène une réflexion sur la spatialisation des musiques, et sur notre perception de l’espace :
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Ce travail sur la spatialisation lui fait rejeter les notions de spatialisation telles qu’habituellement utilisées en musique assistée par ordinateur : Reinhold Friedl oppose les théories sur la perception de l’espace à notre perception de l’espace musical, ou espace de la musique :
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Question insistante (peut-être parce qu’elle semble cruciale aujourd’hui) : on lui demande de nouveau comment il perçoit non plus la circulation du son, mais celle des musiques, des différentes musiques dans la société d’aujourd’hui :
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Il essaie de s’en tirer par une pirouette – mais à insister sur le ou les public(s), sur les clivages entre les mondes musicaux, la musique « académique » et celle qui ne l’est pas, son constat est moins positif :
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A parler de musiciens qui vivent cette « synthèse croisée » dans leur vie et musique, la grande figure qui semble incontournable est celle de Xenakis – par sa vie, son œuvre, bien évidemment, mais également parce que c’est sans doute, aujourd’hui, le seul nom qui peut faire figure de passage (ou de passeur) entre les différentes musiques : son appartenance au monde de la musique contemporaine est indéniable, mais il s’agit également du seul musicien « classique » invoqué par les musiciens de noise, d’électronique expérimentale, voire de HNW (harsh noise wall). Alors, que Reinhold Friedl ait composé un morceau-hommage sur Xenakis (Xenakis [A]live) n’est guère étonnant. Plus surprenant est le fait qu’il soit devenu un musicologue spécialiste du compositeur :
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Ce travail musicologique sur Xenakis l’a conduit à s’intéresser plus récemment au travail d’archivage de la musique électronique. Quels en sont les enjeux ? :
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Plus qu’intéressant – essentiel pour que cette vision ouverte de la musique perdure, pour que les chemins ouverts restent praticables.
Kasper T. Toeplitz.
Sélection discographique :
– Zeitkratzer, Noise\ … [Lärm] (comp. : Masami Akita (Merzbow), Zbigniew Karkowski, Dror Feiler), CD Tourette
– Zeitkratzer, Metal Machine Music (comp. : Lou Reed), CD + DVD Asphodel
– Zeitkratzer, Whitehouse Electronics (comp. : William Bennett), CD Zeitkratzer Records
– Zeitkratzer, Xenakis [A]live (comp. : Reinhold Friedl), CD + DVD Asphodel
– Zeitkratzer, Old School : John Cage (comp. : John Cage), CD Zeitkratzer Records
– Reinhold Friedl, Inside Piano (comp. : Reinhold Friedl), 2 CD Zeitkratzer Records
– Reinhold Friedl, Mutanza (comp. : Lachenmann, Friedl, Glass, Bertoncini, Szalonek, Lucier, Niblock), CD Bocian Records
synthèse croisée #3: Rhys Chatham
Juillet 2014
synthèse croisée #1: Jean-Claude Eloy
Avril 2014