©Julien Mignot
Iván Solano publie le second article en réponse à notre appel à contributions » ENTRE COMPOSITION ET INTERPRÉTATION » qui interroge la démarche créative vis-à-vis de la question de l’interprétation.
Résonner dans le geste de l’autre…
Depuis le jour où j’ai commencé à jouer d’un instrument de musique, je me suis toujours dirigé, de façon plus ou moins directe ou consciente (conscience variable selon mon âge et mon état d’esprit, deux choses qui n’ont pas toujours connu un développement parallèle), vers ce que j’appellerai ma voix musicale et la façon de pouvoir communiquer avec elle.
Quand cette voix veut s’exprimer directement à travers un instrument, comme la clarinette dans mon cas, le chemin paraît évident du point de vue de l’interprète, même s’il peut se révéler rude, long et complexe. Devant nous vont se dérouler ainsi des années d’études, doutes, pratique, analyse, réussites, échecs…
Il me semble que dans le cas d’un interprète, les paramètres de communication et transmission avec un public sont assez clairs : on joue un certain type de musique (improvisée, écrite, savante, actuelle, populaire…) de la façon dont on aimerait l’entendre, et quelqu’un nous écoute l’interpréter. Plus précisément, un interprète joue, selon ses capacités, envies et idées musicales, sur des détails, parfois microscopiques, qui affectent les textures, les dynamiques, le temps, le rythme, l’espace, la relation entre les notes… Et même si l’on reste toujours dans un langage abstrait (sémiotiquement parlant, la musique n’a pas une signification), un certain sens (une valeur, l’intention d’un geste instrumental, une pensée musicale, un événement sonore) s’en dégage et provoque chez l’auditeur la signifiance, l’émergence du sens.
La relation qui se crée entre l’interprète et le public est ainsi basée sur un double geste : d’une part, le geste de l’interprète qui se dirige vers l’auditeur, qui s’approche du public et joue en parlant avec sa voix la plus intime, cherchant à faire écouter cette musique de la façon dont il aimerait lui-même l’entendre ; d’autre part, le geste de l’auditeur qui reçoit cette musique, se dirige à son tour vers la musique qu’il entend et s’approche du geste du musicien en projetant dans son imaginaire sa propre façon de l’entendre et l’interpréter. Ce double geste d’approche se produit à chaque concert, une relation se créant ainsi chaque fois.
La chose se complique quand on veut exprimer et construire ses idées et univers musicaux à travers la composition écrite ; on n’est plus alors en contact “direct” avec le public. J’ai beaucoup réfléchi sur cette question tout en cherchant à trouver une autre voix musicale dans la création (l’abstraction est encore plus éclatante, une voix sans son, que des signes sur une partition), et plus je réfléchissais, plus je devenais convaincu qu’il fallait être capable de faire résonner sa voix dans le geste des interprètes qui allaient jouer ma musique et dans le geste du public qui allait l’écouter. Il fallait donc que je parvienne à me diriger, à m’approcher des interprètes par le moyen des informations écrites dans la partition qu’ils vont interpréter, mais aussi par la musique qu’eux-mêmes vont jouer ; puis il fallait m’approcher de l’auditeur, me diriger vers le public, à travers la musique qu’il allait entendre, mais aussi par l’idée que celle-ci représente pour moi.
Dès le début de cette démarche, je me suis refusé à imposer l’explication presque chirurgicale d’une partition et de son système constructif ou formel (qui, de toute façon, sera réinterprétée par chaque chef, chaque ensemble, chaque instrumentiste et chaque public), et qui effacerait toute trace de son côté magique, poétique et imaginaire. Comme si l’on peignait un tableau et que, le jour de l’exposition, on le plaçait dans une boîte percée d’un petit trou couvert d’un filtre, donnant à chaque visiteur des instructions sur la manière de voir ce tableau tout en ne regardant que par le petit trou.
Peu à peu, il est devenu évident que pour que l’on puisse tisser (en tant que compositeur) une relation avec interprètes et public, il fallait s’approcher, non en dictant ce qu’il fallait entendre mais plutôt en permettant que chacun reproduise librement le double geste d’écoute et d’interprétation, et en créant à notre tour un autre double geste d’approche (encore) vers les interprètes et le public ; écrivant ainsi sur une partition non seulement les notes mais aussi les gestes musicaux qui puissent refléter la musique de la façon dont elle est entendue dans la tête. Il me faut donc réaliser plusieurs fois le voyage entre la pensée en tant que public, celle en tant qu’interprète et celle en tant que compositeur avant de fixer une idée musicale sur la feuille blanche.
Même si je ne peux être certain de ce qui est perçu quand on entend ma musique, il est pour moi fondamental de laisser assez de place au public et à l’interprète pour pouvoir reproduire le geste d’approche de l’un envers l’autre, mais aussi vers la musique et le compositeur qui l’a imaginée. J’ai la conviction que plus on donne de liberté aux interprètes et au public, plus on a de chances de résonner dans leur geste.
Allant plus loin encore, il me semble que les trois gestes évoqués contiennent et sont contenus dans un autre geste, ce que j’appellerai le “geste moteur”, un geste qui nous amène à écouter, interpréter et composer. Ce “geste moteur” est pour moi le lieu où se rencontrent véritablement compositeur, interprète et public.
Ce geste moteur a à son tour une relation directe avec un autre lieu : le moment même de la création de la musique, le concert proprement dit.
Le moment du concert, ce momentum presque newtonien d’écoute/création/interprétation, devient ainsi un geste à trois bandes dans lequel, après le tout premier geste fourni par le compositeur dans l’intimité de son crayon et son papier, chacun imagine à son tour ce qu’a imaginé le créateur.
Le geste moteur est pour moi l’élan principal qui m’amène à composer, à interpréter, à écouter de la musique…
J’ai l’intuition (et sûrement l’espoir) qu’il est un élément très important pour les autres (mais je ne peux qu’imaginer)…
On s’approche ainsi de ce moment (le concert) comme vers une source d’eau qui étanchera la soif…
ou comme au réveil d’un rêve auquel on aimerait revenir…
ou comme on souhaiterait voir et revoir ce tour de magie, curieux de savoir si enfin l’on en découvrira le secret…
Ce geste moteur, c’est l’élan qui nous dirige vers l’autre et le seul capable, me semble-t-il, de communiquer véritablement, depuis son abstraction absolue, avec les autres gestes moteurs qui viennent à nous. C’est ainsi que le concert devient un lieu de rencontre, un lieu ludique, magique, imaginé, rêvé…
Un grand labyrinthe de miroirs intangibles dans lequel chaque glace est le geste de chacun des acteurs de ce tour de passe-passe.
Iván Solano