© Anton Yakutovych.
Bérangère Maximin publie le premier article en réponse à notre appel à public QUID DU PUBLIC? qui interroge les professionnels de la musique sur les rapport(s) au public.
Pour le pire et le meilleur
Pour le pire et le meilleur, voilà qui qualifie bien le rapport du musicien à son public.
Etre artiste, c’est s’adresser à l’auditoire au travers d’une certaine sensibilité, construire un discours sensoriel issu d’une réflexion. Parler de l’effet produit par une œuvre d’art sonore ou une pièce de musique renvoie forcément à la fois à votre vécu d’auditeur et à celui de créateur face aux réactions diverses et spontanées. Une tendance se dégage dans le public de la musique électronique, et plus largement des arts sonores : un rapport au créateur où se mêlent fascination et distance d’expert.
La capacité de l’artiste à se sociabiliser va de pair avec sa démarche tout comme dans les autres arts, et le mode de sélection injuste qu’est la popularité bénéficie d’une légitimité auprès des programmateurs des structures censées présenter un large éventail, en y incluant les musiques les plus pointues. L’hypocrisie règne sur le sujet dans le milieu musical. De nos jours, l’ensemble du secteur ne raisonne qu’en chiffres et un peu comme en politique, la concurrence est rude. La population planétaire augmentant sans cesse, nous sommes des milliers sur la même corde à linge. Ainsi, se donner en spectacle, c’est avant tout faire face à un certain cynisme du spectateur qui sait tout comme vous que l’offre est supérieure à la demande.
Le public des concerts de musique électroacoustique est constitué de nombreux collègues créateurs et de professionnels. Vous y entendez les remarques les plus diverses : le collègue qui ne cesse de dire qu’il va s’y mettre vraiment, celui qui estime que les autres lui volent ses idées, le spectateur qui n’entend qu’à niveau très élevé et celui qui ne ressent pas la stéréo, sans compter les réflexions de ceux qui pensent que la laptop music, c’est du chiqué, qu’il suffit de presser un bouton, et d’anciens confrères étudiants qui vous avaient enterré avant même que vous commenciez. D’autres encore qui vous donnent le droit d’expérimenter dans un champ bien précis, pas ailleurs. Et les non-avertis qui vous disent, avec les meilleures intentions, qu’ils n’aiment pas la musique contemporaine… sauf la vôtre.
Et les paradoxes habituels, l’organisateur qui clame qu’il faut soutenir la musique de création mais dont on sait qu’il vient d’annuler un concert d’improvisation par manque d’argent alors que le concert avec le groupe post-rock sur le retour qui doit toucher au moins le triple de votre cachet est maintenu. L’artiste sonore qui prône la solidarité entre femmes et qui, à peine vingt minutes plus tard, au fil d’une conversation, descend en flammes le travail d’une compositrice, on croirait entendre parler un homme. En outre, par le simple fait d’être une femme, quantité d’hommes pensent avoir plus de talent que vous. Et le journaliste qui rapporte que vous vous débrouillez très bien sans l’aide de la presse alors que vous avez du mal à boucler vos fins de mois, le blogueur en mal de notoriété qui charcute votre travail avec des mots tordus et mal placés, le chroniqueur qui vous compare à la dernière star indé’ du moment en des raccourcis si convenus que votre ego, d’abord flatté, en prend un coup sévère. Mais malgré cela, quelque chose dans l’air persiste, résiste. Vous vous sentez à votre place, vous êtes sur scène, vous ne pourriez pas faire autre chose.
Vous vous dites que vous parviendrez à supporter la pression sociale, qu’il suffit de se concentrer sur ce qui compte. Mais en fait, vous devez tout faire vous-même, assurer la permanence, la continuité, vous êtes votre propre scripte, vous ne pouvez faire autrement. Si souvent vous avez l’impression de mendier pour obtenir l’attention dont les autres bénéficient facilement. En vérité, rien n’est simple pour personne. Aucun cadeau ne leur est fait, pas plus qu’à vous. Etre artiste, c’est aussi aller au-delà de ses propres sentiments négatifs. C’est savoir que de toute façon, le jeu en vaut la chandelle. C’est aussi savoir que l’auditeur ne pourra jamais tout à fait connaître ce que contient votre tête, qu’il n’a pas à y avoir accès. Que le jeu se joue ailleurs, entre la surface et la première couche; que tout est question de dosage.
Au regard des innombrables petites agressions passives et actives, les rares encouragements de la part du public semblent bien peu de chose. C’est pourtant ce qui fait tenir tout l’édifice. La foi déplace des montagnes, même quand le monde entier semble être assis dessus pour faire en sorte qu’elles restent bien clouées dans l’axe, distillant le doute, le laissant manger votre réserve de pensées positives. Ces instants où vous vous dites que les gens n’ont que faire de votre sincérité, que décidément, tout se joue ailleurs, quelque part dans les chiffres, que l’originalité qui vous caractérisait et pouvait susciter de l’admiration s’est muée en boulet. Quand miraculeusement, vous recevez une pensée passionnée après l’écoute d’une de vos œuvres à la radio, une remarque constructive, un appel, un souhait, une vraie proposition, et vous voilà prête à repartir. Vous y croyez à nouveau. Vous allez pouvoir avancer.
La qualité prime sur la quantité et non l’inverse, comme on nous le martèle. Non, l’objet de toute votre attention et de celle du public n’est pas exactement un produit, c’est une substance à traiter avec grand soin, une chimie dont le cerveau a besoin pour rester sain, un souffle, un bienfait pour l’humanité, une volonté de partage, un principe, une forme de réunion des plus noble, un instant où le monde est ce que l’on veut qu’il soit.
Bérangère Maximin.