© Clarence Leo Fender. Croquis pour le Brevet du vibrato de la Stratoscaster déposé par Léo Fender le 10 avril 1956.
Musique contemporaine et guitare électrique : l’impossible présent
Bien que réellement contemporaines et qui plus est issues de la même société, du même bout du monde, le rapport qu’entretiennent musique contemporaine et guitare électrique est pour le moins bizarre, fait de ce qui semble être une incompréhension totale, une incapacité à s’ajuster l’une à l’autre ; mais commençons par savoir de quoi on parle : la « musique contemporaine », ici, c’est ce que l’on va tenter de définir comme étant la musique de tradition « savante » créée aujourd’hui, musique écrite – ce point est important, et de plus il est accentué par le fait que la personne qui écrit, qui invente la musique, n’est généralement pas celle qui la joue, qui l’interprète, ou, pour être plus précis, n’est pas celle qui en produit le sonore, puisqu’on peut très bien admettre qu’une composition écrite mais non encore jouée existe déjà. Bien évidemment, cette définition vaut ce qu’elle vaut et on peut lui opposer une centaine de contre-exemples ; il s’agit d’une définition rapide, mais importante ou du moins utile, du fait que l’invention de la guitare électrique et l’improbable et indéfinissable date de naissance de la musique contemporaine sont à peu de chose près simultanées (le brevet du capteur électromagnétique – donc du micro qui définit pour une grande part qu’une guitare soit électrique ou pas, ou juste amplifiée – fut déposé en 1909, et la première guitare électrique daterait de 1928. Pour la musique contemporaine on donnera les dates que l’on veut, selon la sensibilité, pour ma part ce sera 1910 – ce qui n’est, certes, contemporain d’aucun de nous). Les deux se développent réellement dans la seconde partie du XXe siècle, et on peut affirmer que, pour les deux, les années 1960-80 furent une sorte d’ « âge d’or ». Et pourtant les chemins que les deux suivent ne se croisent que rarement, toujours un peu de travers, tant l’une et l’autre viennent de mondes (culturels) différents et se sont développées avec des réalités et dans des mondes sociologiques différents. Et si l’on applique la vague définition de ce qu’est la musique « contemporaine » telle que définie plus haut, force est de constater que les acteurs importants de la guitare électrique ont tous été les interprètes de leur musique, que parfois même il est plus juste de les nommer « guitaristes » que plus globalement « musiciens » : de Charlie Christian à Joe Pass ou Chuck Berry, en passant par Jimi Hendrix et les virtuoses du rock des années 70 (Jeff Beck, Jimmy Page, Peter Green ou Rory Gallagher – au sujet duquel Jimi Hendrix aurait dit, lorsqu’on lui demandait ce que cela fait d’être le meilleur guitariste au monde : « je ne sais pas, posez la question à Rory »), jusqu’aux John McLaughlin, Allan Holdsworth ou Joe Satriani d’aujourd’hui, tous ont défini leur musique uniquement à travers leur instrument ; par ailleurs il serait difficile de relever une composition (écrite) pour cet instrument qui ait chamboulé ou même agité son histoire, sans même demander une révolution comme l’a été la popularisation du « two-handed tapping » par Eddie Van Halen. La majeure partie du temps, lorsque la musique contemporaine écrit pour la guitare électrique, c’est ampoulé, ça ne marche pas, ça tombe à côté en voulant intégrer une réalité qui n’est pas la sienne.
Vampyr !, de Tristan Murail, en est un bon exemple : ça reprend tous les tics de la guitare électrique rock (et si je me souviens bien, dans la partition, Murail demande de s’inspirer, pour le son, le phrasé, de musiciens tels que Carlos Santana) mais n’en porte aucune des charges ; et ce n’est pas de l’écriture musicale dont on parle là, mais du positionnement dans le monde. Et d’ailleurs lorsque le même Tristan Murail écrit, en 2007, une pièce pour orchestre et deux guitares électriques, Contes cruels, c’est un peu pareil, on se demande pourquoi des guitares électriques étant donné l’impression de sourdine mise sur leurs capacités expressives – pour ce qui est de la guitare, on serait presque chez Marius Constant, qui écrivait des pièces pour guitare électrique OU clavecin. Et c’est curieux, car les musiciens, les compositeurs de musique contemporaine d’aujourd’hui sont pratiquement tous nés avec le son de la guitare électrique, comme le son dominant de notre époque dans notre société ; et pour reparler de la récente composition de Tristan Murail un des solistes est Seth Josel (l’autre étant Wiek Hijmans), c’est-à-dire un musicien virtuose qui consacre sa vie à faire la promotion de la guitare électrique dans le cadre de la musique contemporaine, un peu comme l’avait fait voilà quelques années Claude Pavy, membre de l’Ensemble d’Instruments Électroniques de l’Itinéraire, créateur de nombreuses compositions dont peu ont laissé une trace autre que le souvenir d’un effet de « phasing », agréable et chaleureux balayage du spectre sonore. Oui, bizarre que ce passage ne se fasse pas, alors que Seth Josel (comme Pavy auparavant) tente de transmettre ses connaissances, écrit des traités sur son instrument et donne des master classes qui, à dire vrai, laissent une curieuse impression, comme ces images que l’on peut voir sur YouTube où il explique à des étudiants en musicologie « ça c’est un micro, ceci est l’autre micro et ça c’est le câble qui me relie à l’amplificateur », alors que ces même étudiants seraient certainement plus à l’aise face à un shô, une cornemuse ou un gamelan, des instruments venant d’un double autre part, à la fois historique et culturel. Avec la guitare électrique, ce passage, ou plutôt non, pas le passage, au contraire, cette adéquation, ce lissage, cette fusion, n’arrive jamais ; et d’ailleurs, si l’on considère la chose par un autre côté, celui des tentatives des guitaristes d’intégrer un langage ou une forme plus « savants », c’est également un triste paysage que l’on obtient, entre les tentatives de David Bedford ou de Deep Purple « with strings », jusqu’aux essais plus récents avec des guitaristes solistes se disant plus proches du « classique » comme Yngwie Malmsteen ou Steve Vai ; les quelques réussites vont se nicher dans des musiques autrement plus classiques dans la forme, comme certaines compositions de Terje Rypdal.
Pierre Jodlowski y arrive bien mieux, à écrire pour la guitare électrique, que la majeure partie de ceux qui s’y sont essayés, dans Post Human Computation, une des deux pièces de son récent DVD Ombra – il est vrai qu’il a joué de la guitare basse, et qu’il en joue (ou rejoue ?) encore. Et effectivement, sa composition – jouée par Stefan Österjö – parvient à capturer le son, ou le cri de cet instrument, son caractère électrique, justement, et le fait est assez rare pour être remarqué ; c’est une des rares fois où l’on entend cet instrument dans une composition notée sans que cela ressemble à une caricature de la musique jouée sur la guitare électrique (comme c’est le cas, malgré la belle écriture, dans les compositions de Fausto Romitelli, par exemple – une caricature peut être pertinente et chargée, elle n’aura jamais pour autant d’existence que par rapport à la réalité visée, jamais en soi). Jodlowski redonne ici une bouffée de réalité à cet instrument, dans le cadre de cette musique dite « contemporaine » – et c’est heureux, même s’il aura fallu pour cela attendre sans doute la fin de l’époque de la guitare électrique (un instrument qui est une icône de la seconde moitié du XXe siècle, mais dont l’importance périclite en ce début du XXIe ; il semble que le temps des guitar-heroes est terminé, il n’en reste qu’un jeu…).
Reste l’énigme, pour Post Human Computation de présenter la pièce à la fois comme un solo de guitare électrique et un solo de guitare accompagné d’une vidéo, car non seulement la pièce est présentée sur un DVD, mais il est bien expliqué que la vidéo fait partie de la composition de Jodlowski, et n’est pas une mise en images ; en fait la pièce a été écrite pour le groupe The Six Tones, « un ensemble composé de deux musiciennes traditionnelles du Vietnam et du guitariste suédois Stefan Österjö », et le compositeur raconte comment il a décidé d’inclure les deux musiciennes dans la vidéo, et la vidéo uniquement, et ce non pas en train de jouer mais comme personnages évoluant dans un « non-lieu » – tout en se documentant sur, dit-il, le statut des femmes dans les pays asiatiques. Et si le film « évoque clairement et de manière critique la condition féminine », il faut croire qu’en Occident leur statut n’est guère plus élevé : nulle part dans le livret n’apparaissent les noms des deux musiciennes auxquelles on ne demande pas de jouer. Il reste une belle et forte partition de guitare électrique, solo.
- Pierre Jodlowski, Ombra, DVD éole records
- Tristan Murail, Contes cruels, CD aeon
- Fausto Romitelli, Professor Bad Trip, CD Cyprès
Kasper T. Toeplitz
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