© Cd cover, Ensemble Phoenix Basel & Jérome Noetinger – Les voix de l’invisible
Les voies invisibles de Jérome Noetinger : un positionnement unique et essentiel
Jérome Noetinger
Ensemble Phoenix Basel
« Les voix de l’invisible »
LP Bocian Records
Vient de paraître, sur le label polonais Bocian Records, un nouveau disque – vinyle – dédié au musicien français, Jérome Noetinger – une seule œuvre, composée pour l’ensemble suisse Phoenix Basel. Et cet album, « Les voix de l’invisible », est un disque important, et ce à plusieurs niveaux ; déjà il permet de parler de Noetinger, acteur (et même agitateur) des plus importants des musiques nouvelles, ici, en France – même si son existence et travail artistique ne concernent pas que la France, bien entendu (Jérome est quelqu’un qui joue également beaucoup à l’étranger, et qui y a une reconnaissance parfois plus grande que par ici), mais dont le positionnement et l’activité sont essentiels et uniques dans ce pays, dans la mesure où à côté de son activité de musicien, ou plutôt comme partie intégrante de celle-ci, il a d’une part fondé la structure de distribution discographique Metamkine, qui propose (à des prix parmi les plus légers, il convient de le souligner) un catalogue énorme de toutes les musiques « autres », c’est à dire de tout ce qui va depuis les musiques acousmatiques, en commençant par les productions du GRM, mais représentant également des petits labels, fait d’un seul, éditions minuscules, positionnements d’anachorètes, allant jusqu’aux musiques « noise » en passant par toutes les déclinaisons des musiques improvisées – et toutes les bizarreries possibles, quasiment tous les courants des musiques « de création ». Un distributeur essentiel pour ces musiques-là, en très gros tout ce que l’on ne peut trouver à la Fnac (il est vrai que ces jours-ci à la Fnac, hormis une cafetière électrique avec image de George Clooney on a du mal à trouver quoi que ce soit, et certainement pas de la musique, à plus forte raison « de création »). Un distributeur qui permet, en assurant la visibilité des micro-labels, qui, à leur tour, travaillent avec des artistes très loin des mondes marchands mais également éloignés de l’institution, de l’académisme, la vie de tout un pan de musique(s) qui sans doute ne pourraient exister sans cela ; musiques dont la survie est déjà difficile – on n’ose imaginer le paysage musical aujourd’hui (en France mais pas uniquement) privé de Metamkine. Ajouter que Jérome porte cette structure de façon bénévole, et il y a déjà assez pour dire sa présence et activité essentielles – mais bien évidemment son activisme ne se limite pas à cela, et si on mentionnera brièvement le label de musique acousmatique aujourd’hui disparu que Noetinger avait crée, appelé également Metamkine, on s’arrêtera plus longuement sur la revue qu’il a fondée voilà plus de vingt-cinq ans, « Revue & Corrigée » qui, tous les trois mois, apporte son lot de regards, entretiens, interviews, chroniques sur ces fameuses « nouvelles musiques » improbables, celles dont on ne parle jamais, ou si peu, par ailleurs. « Revue & Corrigée » ne se limite d’ailleurs pas à la seule musique, celle-ci sert de prisme à une pensée de la création, et la revue a également parlée d’autres formes artistiques, comme la danse, les installations ou le cinéma expérimental. Aujourd’hui Jérome Noetinger a cessé son activité de rédacteur en chef de « Revue & Corrigée », (même s’il lui arrive encore de proposer des articles) mais non pas sans avoir supervisé les débuts de la nouvelle direction, veillé au passage de flambeau.
Et encore, on passe sous silence le festival « Audible » qu’il programme depuis quelques années, en partenariat avec les « Instants Chavirés » qui non seulement programme une bonne partie de ces musiques-là, mais de plus de suscite des commandes d’œuvres, et on se rend compte que bien que l’on n’ait pas encore parlé de la musique que le monsieur produit, et encore moins de sa composition pour l’ensemble suisse Phoenix Basel, que déjà on voit comment son positionnement est remarquable ; à tel point d’ailleurs qu’il y a longtemps que je crois nécessaire et urgent de parler de Noetinger, et il y a peu j’avais fait une interview avec le musicien, interview censée être publiée ici même, donc dans « Présent continu », dans la série « Synthèse croisée », c’est à dire ces quelques portraits mi-rédigés, mi-enregistrés dédiés à des musiciens « mutants », ceux s’inscrivant dans le passage – ou les passages – entre façons de pratiquer la musique ; et l’on sait comment cette position de « passeur » ou de migrant entre les mondes musicaux est essentielle, peut-être plus encore aujourd’hui que jamais. Mais au moment de cette interview j’ignorais encore combien elle serait une prémonition de cette composition pour l’ensemble suisse ou plutôt de son titre : « Les voix de l’invisible ». Après quelque deux heures de discussion enregistrée, l’ordinateur cessa soudain de fonctionner (bien la première fois que cela m’arrive !) et engloutit le fichier-son quelque part dans les entrailles informatiques du disque dur : je sais qu’il est là, quelque part – parfois, faisant une recherche sur les fichiers invisibles il m’est arrivé d’en percevoir une trace : un fichier sans nom, dont la date de création correspond mais impossible de savoir où il se trouve – et donc, encore plus, comment le récupérer. Une véritable voix de l’invisible, plus encore que l’écho lui-même : un fantôme évanescent de l’écho de la discussion, seul souvenir de la trace disant que cela a bien eu lieu, mais qui semble à tout jamais perdu.
Jérome Noetinger est musicien autodidacte dont l’instrument de prédilection est le magnétophone. À bandes. Ou plus précisément un Revox (si je m’y connaissais un peu plus je dirais que c’est le modèle B77, mais je n’irai pas jusqu’à l’affirmer). Alors non, il ne s’agit pas d’utiliser un magnéto pour enregistrer (que ce soit « le monde » autour de soi ou d’autres musiciens) : Jérome n’est pas un technicien-son, pas plus que producteur dans un studio d’enregistrement ; ce Revox, c’est son instrument au sens classique : ce qu’il trimballe sur scène pour jouer dessus ou avec (ou contre, parfois) une musique dont il ne sait que peu de chose – ou rien – avant de la jouer, le plus souvent dans un cadre improvisé, musique de l’instant. Et Noetinger est un virtuose de son instrument provoquant la même admiration devant la gestuelle, parfaitement fluide et sûre d’elle-même dans le maniement de l’outil que ce que l’on peut apprécier, glorifier, chez un violoniste, guitariste ou tout autre musicien jouant d’un instrument traditionnel. Choix étrange, même si, aujourd’hui, il surprend moins – de nos jours on voit souvent dans les générations plus jeunes de musiciens des gens qui développent leur instrument unique en même temps que leur musique, et deviennent virtuoses sur un assemblage d’objets autant que d’idées n’appartenant qu’à eux – mais Jérome voyage et joue depuis longtemps avec son Revox ; en fait le choix de l’objet se comprend mieux si l’on prend en compte que l’élément déclencheur de son envie de musique fut, il y a longtemps, une émission à la télévision qui présentait le travail du GRM (et, pour la petite histoire, Jérome me racontait que ce n’est que bien plus tard qu’il apprit que celui qu’il voyait y produire des « sons étranges » était Christian Zanési). Il y a donc dans le choix de son instrument l’influence de la musique acousmatique, dont le magnétophone est l’outil fondateur, influence à laquelle Jérome a ajouté l’envie de jouer en direct (donc pas de la musique « sur support » même s’il conservait l’outil, celui qui permet le support – lui qui sort relativement peu de disques, à peine une poignée, et, pour le moment, aucun en solo), et une affinité naturelle pour le DIY, le bricolage du do-it-yourself. Partant de là, et comme pour tout musicien, la définition de la musique que l’on va développer relève d’une double influence : d’une part la pensée d’un monde sonore, et on va plier son instrument à ce désir, lui faire faire ce qui peut-être ne lui est pas évident, mais d’autre part il y a l’influence, le poids ou la pression de l’instrument, et le geste qu’il nous amène à découvrir, geste qui modifie la pensée – tout cela a construit le vocabulaire musical de Jérome Noetinger, une couleur sonore spécifique, reconnaissable malgré la multitude de projets et de collaborations qu’il poursuit, ajoutés aux rencontres d’une fois, qui souvent sont le quotidien des pratiquants de la musique improvisée – ou des musiques improvisées.
Et la rencontre que présente ce disque – oui, on y vient ! – est celle entre Jérome Noetinger et l’ensemble Phoenix de Bâle (ou Phoenix Basel) ; et bien que Jérome soit un habitué des rencontres musicales, celle-ci est une première dans la mesure où Phoenix lui a demandé une composition, le plaçant non pas dans le rôle d’un autre musicien, partie d’un tout, d’un ensemble (et que celui-ci soit un duo ou une dizaine de personnes n’est que déclinaison d’une même position) mais dans celui de la personne qui va dire à tous les autres ce qu’ils devront jouer – oui, le piédestal du compositeur !
Cela parce que Phoenix Basel est un ensemble au sens classique du terme, non pas un groupe de jazz, de musique improvisée, ou toute autre formation créant une musique pensée par et souvent uniquement pour lui-même, mais bien un groupe à effectif variable de musiciens de formation classique, tous virtuoses de leurs instruments, qui se sont réunis en 1998 afin de jouer de la musique contemporaine – au sens classique du terme, c’est-à-dire des compositeurs tels que Haas, Marthaler, Kagel, Grisay, Heyn ou tant d’autres, auxquels s’ajoutent tous ceux à qui l’ensemble passe commande. Mais ce qui fait la différence entre cet ensemble-là et tant d’autres « ensembles à géométrie variable se consacrant à la musique contemporaine » pour prendre une appellation qui est quasiment générique, est le fait qu’un des trois membres fondateurs de Phoenix, le percussionniste Daniel Buess, est également un passionné d’autres musiques, celles qui sont inclassables, qui peuvent aller du free-rock au noise, passant par le doom ou le black metal, musiques électriques, musiques fortes gorgées d’électricité, et convainc l’ensemble de collaborer avec les musiciens de cette scène-là (ou de ces scènes-là), à raison de deux compositeurs par an – leur offrir l’occasion de travailler avec (ou plutôt de penser de la musique pour) un ensemble d’instruments acoustiques (bien qu’amplifiés). Ainsi au cours des quelques années écoulées Phoenix a travaillé avec des musiciens tels que Phill Niblock, z’ev, John Duncan, Zbigniew Karkowski, Antoine Chessex, William Bennett (Whitehouse), moi-même ainsi que quelques autres : donc en majorité des noms que l’on ne voit jamais dans les programmes de musique contemporaine, que cette musique-là ignore, alors que l’inventivité de ces artistes, au contraire de leur formations et parcours (et on n’a que trop l’impression que c’est là que le bât blesse), n’a rien à envier aux compositeurs ou œuvres provenant d’un univers plus académique ; qui malheureusement, trop souvent, ne se montre que plus classique.
Il est vrai que cette démarche, pour encore rare et inhabituelle qu’elle soit, n’est pas propre à Phoenix : on peut citer l’ensemble Zeitkratzer qui s’est fait une spécialité d’une telle politique musicale ; il y a en a quelques autres également, tels Nelly Boyd à Hambourg, Apartment House à Londres, quelques ensembles dans des universités américaines , comme Sonic Boom à CalArts, en Californie, mais de telles initiatives sont rares, tant les mondes musicaux sont encore séparés ; et il est possible que cette séparation entre musique académique et celle qui vient de … d’autre part, soit plus effective encore en France qu’ailleurs. Difficile, ici, de nommer une formation allant dans une direction similaire (peut-être l’ensemble ONCEIM, bien qu’il soit en définitive plus porté sur l’improvisation collective, tout comme l’Insub Meta Orchestra suisse). Toujours est-il que Phoenix Basel décide de passer commande à Jérome Noetinger d’une composition pour l’ensemble, qui pour l’occasion choisit une formation de huit instruments.
Noetinger est autodidacte, on l’a dit – il n’est pas le seul musicien à l’être – mais surtout dans sa pratique, au cours des quelques vingt-cinq ou trente années durant lesquelles il pratique la musique, jamais il n’a eu besoin du solfège et n’a aucune connaissance de ce langage, pourtant fort pratique pour communiquer avec un ensemble de musiciens de formation classique, jouant d’instruments traditionnels comme flûtes, clarinettes, contrebasse ou percussion ; et donc il se pose la question de la façon de communiquer avec ces musiciens et décide (après, raconte-t-il une première séance de travail suite à laquelle il reprend tout) de travailler avec ce qu’il connaît : le Revox (ou une « pensée de magnétophone »), les boucles, tout ce qui permet de donner vie ou matérialité sonore à sa musique depuis des années. Et le résultat musical est la preuve de la justesse de l’attitude, de la vision, de Phoenix : non seulement il est clair (on aurait dû s’en douter !) que le solfège et la partition sur papier réglé ne sont pas les seuls moyens de transmettre sa pensée musicale à d’autres musiciens, même si leur formation est de ce côté-là, mais surtout le fait de penser sa musique selon d’autres voies permet une invention autre ; ce regard depuis un autre point de vue est sans doute le plus sûr garant de la vie de la musique, de la contemporanéité (justement !) de cette musique qui se dit être contemporaine. Là, une seule pièce occupant les deux faces du disque vinyle, dans laquelle, oui, on entend des boucles, mais qui ne donne absolument pas l’impression d’une musique faite de boucles (comme cela peut souvent être le cas dans certaines musiques « de danse » ou plutôt de « dance-floor »), une constante ambiguïté dans le fait de savoir si c’est joué « en vrai » ou si c’est la copie, la restitution, de ce qui vient d’être joué ; mais ça, c’est si on se préoccupe de la technicité, de « comment c’est fait ». Une écoute vraie, simple (on n’ose dire « pure ») présente une musique parfaitement construite mais, ce qui est plus important, construite selon ses propres règles, sa propre organicité. Une proposition tellement plus intéressante que des dizaines de partitions irréprochables mais sentant les règles. Et on en vient à mesurer l’importance de ce disque sur un point de plus, celui de proposer une ouverture passionnante dans la relation d’un ensemble avec le compositeur.
Ainsi ces « Voix de l’invisible » parviennent non seulement à nous parler de Jérome Noetinger, à présenter sa musique, elles pointent également le regard (ou l’écoute) vers l’ensemble Phoenix, trop peu connu en France ; en outre elles posent la question de savoir ce que composer veut dire, et prouvent par l’exemple comment la division entre les musiques est néfaste à celle-ci.
Le seul défaut – de taille – de ce disque est que sa parution coïncide avec le décès du percussionniste Daniel Buess, membre fondateur de l’ensemble et, on l’a dit, celui qui mit en place les collaborations entre les musiciens « classiques » de l’ensemble et les compositeurs tout sauf classiques qui ont écrit, depuis quelques années, pour lui. On aurait vraiment préféré écouter ce disque en compagnie de Daniel.
Kasper T. Toeplitz
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