François Rossé publie le premier article en réponse à notre appel à contributions » ENTRE COMPOSITION ET INTERPRÉTATION » qui interroge la démarche créative vis-à-vis de la question de l’interprétation.
La création en mouvement
« Ma musique n’est pas moderne, elle est simplement mal jouée… » (Schoenberg) ; cela est tout à fait possible en ce qui le concerne et l’est encore. Bien entendu, n’oublions pas que la distance entre Schoenberg et nous est la même qu’entre Schoenberg et Haydn… Les situations sont cependant incomparables. De Haydn à Schoenberg, nous sommes dans une logique d’évolution du langage musical exclusivement occidental et relativement circonscrit géographiquement. Bien entendu, entre les deux écoles de Vienne, l’évolution nous apparaît considérable. Alors que de Schoenberg à nos jours, l’Occident a explosé, les références ne sont plus centrées sur l’occidentalité dans son évolution. Si l’on se borne à notre espace de langage occidental, il y aurait plutôt un sentiment de stagnation entre Schoenberg et notre époque malgré la diversité des expressions. Et c’est Luciano Berio qui a perçu avec flair le siècle qui allait lui succéder dans sa position très ouverte entre Omaggio a Joyce et les Folk Songs, en passant par Laborintus II et Sinfonia. Il était un des rares compositeurs à cette époque du XXe siècle à s’extirper des monolithismes esthétiques et des formalisations excessives en France notamment, et se libérer dans une sorte de « maximalisme », une soif de vivre la musique dans les diverses strates de l’humanité ne craignant pas de s’ouvrir à toutes les mémoires possibles, géographiques et historiques.
Je pense que Berio a mis fin à l’ère Schoenberg relativement dictatoriale ; Pierre Boulez, dans les années 50, s’exprimait : « hors du sérialisme point de salut ». Bien entendu, le centralisme à la française ne pouvait qu’encourager le développement de pouvoirs et de pensées uniques (toujours d’actualité, face à l’enarchie qui nous gouverne).
Bien des choses ont changé depuis les années 60, époque où l’on prônait volontiers l’amnésie culturelle (Cage et certains environnements de l’époque 68) ; l’évolution du langage musical de l’Occident s’est construite sur les refus des références précédentes (dépassements obligés), comme une adolescence permanente où l’on rejette les paternités à priori, le medium de l’écriture a permis de tracer une magnifique trajectoire de la monodie à l’espace acoustique, de l’époque grégorienne à nos jours. La question actuelle est de savoir si l’on maintient le cap d’une fuite en avant dans cette évolution acoustique sur laquelle s’appuie le langage musical occidental, en refusant les antécédents pour n’accepter qu’un espace souvent très limité à des formes de bruitisme clos, qui sont à la pointe d’une certaine évolution acoustique, ou bien si, selon les grandes traditions de la planète, on accepte à priori tout le potentiel de la mémoire de notre espace occidental, de la monodie au timbre, en balayant simultanément les espaces intermédiaires de notre histoire.
Politiquement et géographiquement, il est évident que la position ne peut rester celle d’une exclusive logique d’évolution occidentale ; néanmoins, comment ne pas reconnaître notre belle tradition occidentale dans son entièreté, qui la lie d’ailleurs autant à l’oralité qu’à l’écriture. Presque tous nos compositeurs historiques étaient improvisateurs, équilibrant ainsi la pensée spéculative de l’écriture avec le geste physique ressenti de l’énergie expressive sonore. C’est bien une dévaluation culturelle qui a succédé à notre Révolution française, débouchant sur une dictature administrative et militaire sous Bonaparte devenu Napoléon. Les humanités et pratiques orales ont été évacuées de la formation du musicien « exécutant », créant les problèmes qui nous taquinent encore dans la pédagogie de nos institutions. La réelle tradition occidentale fut alors broyée et réduite à une caricature. L’époque baroque semble toujours une forte référence, dans cette liaison efficace entre formation et production au travers d’une activité de création permanente (cf. Bach, Vivaldi, l’école de Mannheim…). Il me semble qu’aujourd’hui, se nourrir de notre tradition occidentale vive et réelle relève d’une pensée très contemporaine qui permettrait de projeter sur le futur les mémoires qui nous ont construits. Nous ne sommes, de notre vivant, que des relais d’une longue continuité culturelle, personne n’étant l’unique inventeur de la musique. Les cultures sont une longue filiation solidaire dans le temps et les transmissions.
Le XXe siècle, siècle des esthétismes très personnalisés, a été un siècle quelque peu orgueilleux (démiurges poursuivant la logique expansée du héros romantique) qui, certes, a permis de révéler des espaces nouveaux, spécifiques, mais nous a coupés d’un espace humain plus vaste ; à un moment donné, les mémoires, la transmission furent mis à mal pour se suffire dans une production liée à une oligarchie hyper-professionnelle socialement cloisonnée. Ce sont aussi ces points qui se trouvent bouleversés à l’heure actuelle, l’Occident étant lié et confronté à l’espace de toute la planète. Enfin, depuis peu, les œuvres liées à la transmission, les prestations orales reprennent enfin une place dans le monde des musiques occidentales, que l’on peut enfin décliner au pluriel. Il y avait urgence. Néanmoins, force est de constater que l’oralité n’est pas gage d’ouverture et l’écriture gage de fermeture. Il semblerait même que les espaces de programmation des musiques improvisées et orales se soient bien plus refermés vers des couloirs précis, productifs financièrement, que les espaces de l’écriture, qui me semblent plus appropriés aux explorations nouvelles et ouvertes sur le monde, prises de risque et conceptions plus hardies. Bien entendu, le monde artistique et celui des programmateurs et agents culturels ont peu à peu pris le pouvoir dans les orientations, bien souvent soumis aux envies politiques actuellement peu inspirées. Je serais plutôt enclin à souhaiter que notre tradition occidentale soit reconnue dans l’espace des « musiques du monde », ce qui n’est pas le cas actuellement.
Si le XXe siècle fut celui des esthétiques, le XXIe siècle prend conscience d’une dimension d’ordre éthique, une fonction de l’art renouant avec l’humain et les espaces sociaux élargis, sans démagogie dans la force de l’engagement artistique. Si la notion de recherche était attribuée durant le XXe siècle exclusivement à la recherche acoustique dans les laboratoires du GRM et de l’Ircam, le XXIe siècle semble pouvoir ouvrir la notion de recherche à des réalisations dans diverses situations géographiques et sociales.
Le compositeur est en voie de devenir plus nomade, arpentant les espaces géographiques, sociaux et historiques, prenant de nouveaux risques au niveau de la conception et de la réalisation, des compositeurs tels que Pierre Jodlowski, Sylvain Kassap, Bernard Cavanna auxquels je m’associe volontiers, à l’opposé du compositeur plus sédentaire rivé sur sa belle écriture conforme à la forme contemporaine occidentale attendue. A mon sens, ces deux attitudes peuvent cohabiter dans le même homme quant à l’interrogation vers l’extérieur et l’intérieur de soi. La création ne se confond plus avec la seule imagination musicale dans les écritures, elle se lie à la faculté de s’adapter avec pertinence à des sites impromptus et parfois improbables.
La relation à l’interprète semble pouvoir être aussi plus harmonieuse, c’est lui qui détient l’énergie de sa production sur scène ; j’en viens à penser qu’un interprète ne peut se jouer que lui-même puisqu’il ne peut s’exprimer qu’à travers ses énergies propres. Le compositeur lui laisse, certes, un potentiel suggéré important : celui de la partition (une espèce de musique lyophilisée sur le papier). C’est donc dans cette relation de complémentarité assumée que peut s’établir une positive épiphanie musicale d’un moment désiré. On est assez loin de ce qui semble être un certain état de pensée de l’époque de Schoenberg, semblant, à lui seul, détenir une vérité inflexible mais dont il faut reconnaître la fantastique poussée dans l’aventure du langage musical occidental. Attitude radicale, en lien réactif, certainement, avec la fragilisation du monde occidental dans le paysage mondial, ce qui ne fait que se confirmer actuellement, nous obligeant à la fois à une conscience ouverte sur les divers espaces du monde, et nous liant à une reconnaissance affirmée de notre propre espace occidental en son entier. S’accepter dans son identité occidentale est une manière essentielle permettant d’établir des relations fertiles avec les autres espaces du monde, le compositeur restant un mammifère bipède, parfois doué d’intelligence dans un monde accaparé par les aspirations de la finance et les féodalités politiques qui en émergent, un monde certainement peu enclin à développer les valeurs humanistes et pouvant suggérer aux engagements artistiques une action autre que décorative.
François Rossé