© Cd cover, Iannis Xenakis – La légende d’Eer
Iannis Xenakis, « La Légende d’Eer »
LP Karlrecords
Que Iannis Xenakis ait été, encore de son vivant, une des figures les plus importantes de la musique contemporaine, une de ses forces à la fois parmi les plus essentielles et les plus atypiques, n’est plus à prouver, et sa stature paraît aujourd’hui, et probablement de plus en plus, incontournable.
Mais ce qui est plus étonnant est l’importance que son œuvre prend là où on ne l’attendait guère, à savoir dans cette nouvelle musique qui est en train d’éclore, ou qui existe déjà depuis quelques années (voire depuis quelques décennies, les dates des naissances stylistiques étant toujours difficiles à repérer) ; ce mélange de musique électronique, de musique improvisée « européenne » non idiomatique, dite improvisation libre, de field-recording, de noise et de musique industrielle, expérimentations qui partent dans tous les sens mais ont en commun d’être, dans leur immense majorité, l’œuvre de musiciens évoluant en dehors du monde « académique » de la musique. Artistes s’étant également formés hors d’un quelconque enseignement classique de la musique, et d’ailleurs venant souvent d’autre part que de la musique – les arts plastiques, par exemple – , quand ce n’est pas tout simplement de « chez soi », de nulle part, hors de tout enseignement pensé comme tel, juste des groupes de musique électrique ou, de plus en plus, du bidouillage solitaire sur le son, que ce soit avec un instrument reconnu comme tel ou tout simplement avec ce qui tombe sous la main. Et ce que ces musiques-là, ou les musiciens les inventant, ont en commun est sans doute une sorte de « pensée électronique » de la musique (même si celle qu’ils produisent est strictement acoustique), loin des formes chanson et plus proches de grandes constructions, architectures, coulées de sons, comme ce à quoi la musique électronique ou acousmatique nous a habitués.
La part de la musique de Xenakis la plus vivante, justement, celle qui est le plus souvent citée ou commentée – qui nourrit le plus les musiques en train de se faire, en train de s’inventer aujourd’hui –, est sa musique électronique, pourtant la part la plus restreinte de la production du compositeur ; à la vérité une poignée de pièces dominées par les deux grandes œuvres que sont La Légende d’Eer (d’une durée d’environ 45 minutes) et Persepolis (plus longue d’une dizaine de minutes), qui se sont posées comme étalons – ou formants – de la musique noise depuis longtemps déjà (qu’il suffise de rappeler le projet des remixes de Persepolis publié voilà déjà près de quinze années par le label Asphodel et qui rassemblait des signatures comme Merzbow, Antimatter, Otomo Yoshihide, Ryoji Ikeda, Zbigniew Karkowski ou Francisco Lopez, parmi d’autres, excusez du peu !).
À la vérité, la contemporanéité de la musique électronique de Xenakis (et on ne va oublier ni Bohor, ni Concret PH, ni les divers polytopes spectacles, celui de Cluny, celui de Montréal – on dirait aujourd’hui installations –, qui ont fait sortir le musical du purement sonore pour englober également le visuel, mais surtout le sensible dans sa globalité puisqu’ils s’adressaient à la perception dans son ensemble, pas uniquement à travers le sonore ; d’ailleurs, La Légende d’Eer et Persepolis font partie de la famille des polytopes) –, cette contemporanéité, semble aujourd’hui bien plus affirmée que sa production purement instrumentale. Certes les solistes classiques puisent dans son catalogue de compositions pour instrument seul ou petite formation, mais il y a bien longtemps que je n’ai vu programmée la pièce Metastasis. Et pourtant ces presque neuf minutes de pur bonheur composées en 1955 pour 61 instruments et 61 parties différentes sont certainement un des grands tournants de la musique. À côté, la présence de la pensée électronique de Xenakis, posée comme un exemple, une indication de direction, une valeur, est perceptible – et revendiquée ! – chez de nombreux musiciens inventifs et essentiels d’aujourd’hui, que ce soit Francisco Meirino, Vomir ou encore Reinhold Friedl1, celui qui a composé pour son ensemble Zeitkratzer, il y a une bonne dizaine d’années, l’œuvre Xenakis [A]Live!, dont le développement naturel, toujours en référence assumée aux compositions électroniques de Xenakis, est le récent Kore.
À revenir sur les compositions électroniques elles-mêmes, on serait tenté de penser qu’il ne peut en exister qu’une seule version – on est en 2016, et le concept de la musique « sur support » s’est à peu près autant solidifié que la fiabilité du support lui-même. Pourtant, concernant la majeure partie de la production électronique de Xenakis, il existe plusieurs versions de la même œuvre – et là on ne parle pas de remix tel qu’il est pensé aujourd’hui, c’est-à-dire l’appropriation de l’œuvre d’un musicien par un autre, travail sur le matériau sonore proposé, créé, par autrui, non ; là, c’est de l’ouverture de l’œuvre elle-même qu’il s’agit. Même si l’intention de Xenakis n’était sans doute (certainement) pas de proposer des « œuvres ouvertes », et s’il est difficile de savoir ce qu’il pouvait penser d’une éventuelle interprétation de son œuvre électronique par d’autres puisque cette question n’a commencé à se poser réellement qu’au début du xxie siècle, car elle est fondamentalement dépendante du progrès technique, de cette technique qui rejaillit directement sur la façon de penser.
Pour ce qui est des compositions électroniques de Xenakis, on sait qu’il les diffusait lui-même, et dans le cas de La Légende d’Eer c’était quotidiennement puisque la création de la pièce correspond à l’ouverture du Centre Georges-Pompidou à Paris, en 1977, où un Diatope (dessiné par Xenakis l’architecte) était installé. Il pouvait ainsi varier les détails, les mouvements, selon son envie du moment – soumise, cependant, aux contraintes des dispositifs techniques de l’époque. Mais avant la création du Diatope, il y eut une première version de cette musique, jouée à l’intérieur du planétarium de Bochum, en Allemagne, quelques mois avant la création parisienne – et c’est cette version qui est la base de ce disque, vinyle, qui vient de sortir chez Karlrecords. Alors est-ce une nouvelle, autre, version, ou la même musique ? Il est certain que la composition est bien la même, nous sommes dans La Légende d’Eer telle qu’on la connaît : encore que, quand est sorti, chez Mode Records, un remix de cette même composition, effectué par Gérard Pape à partir des enregistrements originaux, les 7 pistes utilisées à Paris lors de la création, et numérisées pour l’occasion, aucun des critiques ayant chanté les louanges de ce mixage – qui est bien plus percutant, oui, aride et cru, que la version « originale », celle sortie sur le label Montaigne –, aucun donc ne s’est aperçu que la deuxième partie de la pièce, à cause d’une erreur de fréquence d’échantillonnage, était d’une part plus longue et d’autre part transposée d’un ton. La question de savoir ce que l’on reconnaît comme étant le même ou le différent est posée, surtout là, dans le cadre du monde de la musique « classique », c’est-à-dire celle qui met l’accent sur les notions de hauteur. Mais peu importe, le feu de la musique est bien le même, c’est la même intensité qui est présente, même si la mise en lumière de cette erreur de l’âge numérique par Reinhold Friedl (oui, encore lui – il semble depuis être une figure obligée dans le paysage de la musicologie xenakienne) apporte un autre point de vue, pose des questions.
Avec cette « nouvelle » version qui vient de sortir, c’est un peu la même histoire, l’erreur de fréquence d’échantillonnage en moins (la chose a été conçue sous la direction artistique de Freidl, on peut être certain qu’il a vérifié la chose !) : c’est en fait l’enregistrement de la version de Bochum, jouée, diffusée par Xenakis lui-même, sans les effets visuels – sans la partie « polytope », une musique « pure » pourrait-on dire. La diffusion a été réalisée à partir d’une version 8 pistes (et non pas 7 comme cela était le cas à Paris, la dernière piste servant là à la synchronisation des flashes de lumières) ; mais toutes les données de la spatialisation ayant été perdues, c’est Martin Wurmnest qui a tenté d’en retrouver l’esprit.
Alors que dire de cette version ? Elle a plus de brillance, c’est certain, que la version des disques Montaigne. Elle n’est pas meilleure pour autant, n’étant absolument pas moins bonne – il ne s’agit pas d’une curiosité, rien à voir avec les « alternate takes » ou autres fonds de tiroir des stars de la pop. Une excellente version d’un chef-d’œuvre. Et pour qui n’a pas cet enregistrement, choisir cette version ou celle de Montaigne, voire celle de Mode – ne serait-ce que pour accéder à l’anecdote de l’erreur de la numérisation –, sera sans doute plus une question de disponibilité, voire de choix du support, CD contre vinyle. Vinyle qui, d’ailleurs, marque le changement du monde musical auquel cette sortie s’adresse (le retour du vinyle n’est pas une évidence dans le monde de la musique classique, alors qu’il est impossible de l’ignorer en ce qui concerne les nouvelles musiques). Une sortie dont l’apport le plus important est à coup sûr de poser de nouveau la question des interprétations des pièces électroniques, de noter les progrès techniques en tant qu’ils ont pu faire évoluer notre conception de la musique, ce qu’elle est et comment on la fait exister ; mais aussi de proposer un disque de musique essentielle et tellement présente aujourd’hui – peut-être (peut-être…) même plus qu’au moment de sa création.
Kasper T. Toeplitz
——-
1 /Pour en savoir plus :
– Synthèse Croisée #2 Reinhold Friedl et Zeitkratzer / avant dernier enregistrement.
– Xenakis’ La Légende d’Eer – towards a critical edition of electroacoustic music
Pingback: Présent Continu » Iannis Xenakis, ...