Nous sommes dans les Hautes-Alpes, dans la belle lumière du dimanche 26 mai 2013, à quelques kilomètres seulement de Gap, au dessus de la ville, au gîte du Piolit, une ancienne ferme de la vallée, qui accueille toute l’année les équipes du festival de Chaillol. Ce matin, nous y retrouvons Georges Boeuf, compositeur marseillais, pour un moment d’échange autour de sa dernière création, « L’homme qui plantait des arbres », l’une des commandes du festival pour la saison 2013. Cette pièce musicale est inspirée du texte de Jean Giono qui porte le même nom, et est servie par trois artistes de talent : la comédienne Bénédicte Debilly, le saxophoniste Joël Versavaud, et le percussionniste Claudio Bettinelli.
Michaël Dian : La première question que je te poserai, Georges, concerne la manière dont tu as reçu ce texte, ce que tu y as trouvé, entendu, ce qui t’a touché et qui est peut-être à l’origine de ton désir d’écrire une nouvelle partition.
Georges Bœuf : Par des voies un peu détournées, un peu inhabituelles… Moi qui suis un lecteur de Jean Giono depuis très longtemps, qui l’ai abandonné à une certaine époque de ma vie, qui l’ai repris, qui l’ai redécouvert à la faveur d’une lecture exceptionnelle du Hussard sur le toit, je ne connaissais pas L’Homme qui plantait des arbres. J’ai été conquis immédiatement. Il y avait là quelque chose de direct, de sincère, quelque chose qui parle directement de nos préoccupations à tous, des miennes en tous cas : le désir de créer, et la patience qu’il faut accepter pour voir éclore ce qu’on a semé. Peu après, la revue Marseille m’a demandé d’écrire un article ayant comme sujet « composer à Marseille ». Je me suis servi spontanément de ce texte de Giono, car j’y ai retrouvé ma manière de penser, c’est-à-dire semer des graines jour après jour pendant des années, en l’occurrence composer une œuvre après l’autre, pour finalement voir éclore quelque chose à quoi je ne m’attendais guère, c’est-à-dire, par exemple, qu’on finisse par me demander d’écrire un article précisément sur cette action de « composer à Marseille », ce qui m’a bien étonné. J’ai pris cet exemple en pensant que la portée de ce texte s’arrêterait là, que cela resterait une image plaisante, pittoresque. Eh bien, cela ne s’est pas arrêté là. Toi, Michaël, qui m’avait proposé la lecture de ce texte, tu avais une idée derrière la tête…
M.D. : Je me demande, moi qui connais bien ton travail, ton œuvre, quelle place tu donnes à cette pièce dans ton catalogue, de quelle manière elle s’inscrit dans une trajectoire de compositeur comme la tienne. Tu as produit une œuvre conséquente, qui recouvre pratiquement tous les registres de la musique savante : tu as écrit un opéra (« Verlaine Paul »), de la musique de chambre, un très beau quatuor à cordes notamment, beaucoup de musique pour piano, des mélodies… Tu as aussi participé, en France, à une grande aventure, celle de la musique électroacoustique : on sait que tu es le fondateur du Groupe de Musique Expérimentale de Marseille, dont d’ailleurs tu es toujours le président attentif et impliqué. Quel regard portes-tu sur cette partition sonore, puisque c’est ainsi que tu as décidé, finalement, d’appeler cette nouvelle œuvre ? N’est-elle pas un peu singulière ?
G.B. : Elle est quelque peu singulière, mais à première vue seulement. Elle a une drôle de place, avec quelque chose d’inattendu. L’inattendu, c’est le fait qu’elle est en train de conquérir une place énorme, elle devient quelque chose qui est l’accomplissement d’une « manière », que je cherchais plus ou moins consciemment : me débarrasser du superflu, aller à l’essentiel… Je la considère comme un cadeau qui m’a été fait. Depuis quelques petites années, en vieillissant, avec des ennuis de santé, j’avais tendance à me dire au bout de l’aventure, que je pensais prolonger un tant soit peu, ce que j’ai fait jusqu’ici. Et puis tout à coup, je tombe sur un travail que je n’avais jamais fait : là est la grande surprise. Non seulement je ne l’avais jamais fait, mais je l’ai fait avec une espèce d’inspiration. Ce terme est toujours quelque peu équivoque. Quand je dis « inspiration », je parle des choses qui viennent de manière évidente, qui semblent n’être pas originales, mais qui font partie de tout un parcours au point d’apparaître naturelles. Ce que j’ai fait, j’ai l’impression de ne pas l’avoir inventé pour cette partition, mais d’être allé le chercher dans les années qui ont passé. C’est ça, la grande surprise, le cadeau.
M.D. : Il y a quelque chose dans cette partition qui vient de loin, dis-tu. Pour ma part, j’ai beaucoup entendu cette volonté de revenir à l’essentiel, notamment à une origine, à une poétique de la musique concrète. Il y a, dans cette pièce, un dispositif instrumental un peu particulier dont tu nous parleras, et qui se trouve, du point de vue du directeur de lieu que je suis, parfaitement adapté aux lieux dans lesquels nous avions imaginé la proposer. Ces lieux sont essentiellement de toutes petites chapelles de montagne, de quarante places pour les plus modestes, comme hier soir dans la petite commune de Furmeyer, ou à peine plus grandes, une centaine de places au maximum. Dans ces lieux-là, le public est immédiatement dans un rapport de grande proximité avec les artistes et la musique. Est-ce qu’on peut faire une relation entre le choix des moyens expressifs déployés dans cette partition, d’une grande sobriété, pour ne pas dire volontairement rudimentaires, et tu nous diras quels sont ces moyens, et d’autre part la qualité de la relation qui finalement s’instaure – et nous l’avons vécu de manière saisissante ces derniers jours avec toi – avec le public.
G.B. : Tu viens d’à peu près dire tout ce qu’il faut pour ça, je ne vais donc pas redire les mêmes choses ! Par contre, ce qui est inattendu (mais on sait finalement qu’il en est toujours ainsi, chez beaucoup d’autres compositeurs), ce qui peut paraître prétentieux, mais tant pis, c’est de créer un objet, une œuvre particulière à une circonstance, à un pays, et que cette œuvre prenne une dimension générale qui va au delà du projet initial. J’ai fait cette pièce en pensant intensément à l’endroit où elle allait être donnée. C’est-à-dire ces lieux que je connais, ces petites églises de village, qui ne demandent ni faste ni dimensions, qui n’exigent aucune emphase de la part des interprètes, aucune sonorisation pour atteindre la totalité des auditeurs. Sans arrêt, je me suis dit : je vais faire cette partition pour ce pays que je connais et non pas pour le cas général de la salle de concert qui fait la vie habituelle des compositeurs. Je fais cette partition pour ce public, pour les gens que je connais ici, pour ces lieux qui me sont familiers. Et il se trouve que je me trouve devant quelque chose qui a l’air d’atteindre quelque chose d’universel ; en tous cas, qui concerne beaucoup plus de monde que prévu. C’est ce qui me surprend et, en même temps, je ne devrais pas être très étonné. On sait bien que ce phénomène est bien connu, sinon habituel. Pensez à Chopin, qui fait des Polonaises, et qui écrit une musique qui s’adresse au monde entier. Alors, évidemment, réduisons les proportions de ce que je viens de dire, parce que je ne vais pas prétendre à tout ça. Mais en faisant quelque chose de très précisément adressé, je me retrouve à prendre en compte l’intérêt de tout un ensemble de gens qui n’étaient pas compris à l’origine dans le projet. Et ça aussi, c’est la surprise…
M.D. : Cette question de l’adresse, de la destination, à laquelle tu as beaucoup pensé, elle est faite de ta connaissance des lieux, des gens… Elle est aussi faite de choses très humaines : de l’amitié, d’une volonté que nous avons partagée de nous approcher de ce territoire en ayant, pourquoi pas, l’audace d’aller chercher des éléments naturels, des matériaux qui ne sont pas initialement des instruments de musique, mais que tu as intégrés, avec la proposition poétique de Claudio Bettinelli, dans l’instrumentarium. Tu peux nous dire quelques mots de cet aspect de ta musique ?
G.B. : C’est une idée qui est venue assez tôt dans la conception de cet ouvrage. Giono parlant de la nature d’une manière profonde, intégrée, organique, j’ai pensé qu’il fallait inventer, ou plutôt employer un matériau se trouvant très lié à l’histoire racontée, au paysage. Et l’idée est venue d’aller récupérer des pierres, des morceaux de bois, des branchages, des glands de chênes, des matériaux qui font partie du récit. En allant au bout de cette idée, employer des « objets trouvés », ceux de Claudio Bettinelli, par exemple. Encore une fois, aller travailler dans un particulier bien défini pour parler de choses bien circonscrites. Et là, je découvre que le fait de faire ça, l’envie de faire ça, correspond à une attitude que j’ai eue autrefois, c’est-à-dire l’expérience de la musique concrète. Expérience fabuleuse, faite à la fin des années 60, et qui m’a apporté énormément. Expérience inoubliable qui m’a beaucoup touché, qui a même décidé de toute une trajectoire à venir. Quand nous étions étudiants, l’année d’après nos années d’étude, nous avons eu le sentiment que notre vie allait en dépendre. Nous avons décidé de créer le GMEM1. Non pas comme une sorte de consécration, mais au contraire pour être de plain-pied avec ce qu’on était en train de vivre, pour plonger dans notre réalité du moment et aussi notre propre avenir, sans autre projet qu’une aventure musicale essentielle. Après avoir traversé toute cette aventure, et fait bien d’autres choses, je me retrouve rejoindre cette préoccupation, avec la même excitation, le même intérêt pour les héros de la musique concrète de l’époque… Et le nom de Luc Ferrari, l’un des pionniers de cette musique – à qui la pièce est dédiée –, s’est imposé, non seulement parce qu’il a été un ami formidable (on s’est beaucoup côtoyés), mais aussi parce que je suis l’admirateur d’une de ses œuvres pour bande, Presque rien. Et ce Presque rien a été décisif d’une attitude qui allait devenir essentielle. Une boutade, devenue familière depuis, consiste à dire que je suis parti de Presque rien pour édifier une œuvre qui n’est pas grand chose…
M.D. : En tous cas, un pas grand chose qui touche, qui fait lien, qui a proposé beaucoup de perspectives, pour qui l’a entendue. Je suis très touché par cette possibilité que tu nous offres, celle d’un geste qui a une très forte capacité de mobilisation et qui, en réalité, est faite de peu. Tu dis « presque rien », mais ce pourrait être un mot d’ordre : on peut faire beaucoup avec pas grand chose. Cette esthétique de la sobriété, de la retenue dans les moyens, de la volonté d’être au plus proche des gens, en veillant à ne pas risquer la relation en déployant des moyens tels qu’ils peuvent parfois effaroucher les moins préparés, cela me paraît être une voie intéressante, notamment ici, dans les Alpes, au festival de Chaillol. Je voudrais terminer ce petit moment de discussion avec toi par cette remarque : on te dit souvent compositeur marseillais, et pour ma part, j’entends, dans ce qualificatif, quelque chose d’autre qu’une simple précision géographique. Est-ce que ton rapport au son, ta relation au matériau sonore, assez directe, ne procède pas un peu de ton lien avec cette ville, avec sa place dans le bassin méditerranéen ?
G.B. : C’est un regard extérieur qu’il m’est difficile d‘avoir, mais d’une manière générale, j’ai depuis longtemps l’impression que la plupart de tout ce qu’on a fait au XXème siècle, les techniques par lesquelles je suis passé moi aussi et qui m’ont passionné, ont souvent constitué des écrans derrière lesquels les gens se sont cachés. Ce qui frappe dans la musique contemporaine, c’est l’accumulation des évènements, des informations, des techniques, des théories. Souvent, ce sont des murs entre soi, ce que l’on est, et les gens auxquels on s’adresse. C’est peut-être ce qui a créé le malaise qu’on ressent dans la musique du XXème siècle et dans celle qu’on écrit aujourd’hui. Par ailleurs, le fait de préciser que je suis un compositeur qui compose à Marseille plutôt qu’un compositeur marseillais, fait qu’il y a des éléments importants que je prends en compte, comme la nature, l’espace. Car j’aurais du mal à vivre loin de ce pays. Chaque fois que j’ai besoin de retrouver mes marques, je vais les chercher au bord de mer, devant un horizon dégagé. Avec l’espace, vient la couleur, et l’accès direct à l’univers, et non pas simplement l’accès à la nature. C’est un peu la conscience de faire partie de quelque chose qui nous dépasse…
Michaël Dian.
L’HOMME QUI PLANTAIT DES ARBRES
une partition sonore de GEORGES BOEUF sur le texte de JEAN GIONO (Ⓒ Éditions Gallimard)
Commande 2013 de l’Espace Culturel de Chaillol au compositeur marseillais Georges Bœuf
Pour ce projet, le festival de Chaillol a reçu le soutien de la Direction des Affaires Culturelles Provence-Alpes-Côte d’Azur, de l’ADAMI et de la SACEM, du GMEM-CNCM-MARSEILLE, de la Ville de Gap, du Groupe La Poste ainsi que de l’Inspection Académique des Hautes-Alpes et le CFMI d’Aix-en-Provence.